Oui, la salle était vide ce samedi matin à Nice, comme cela arrive de plus en plus souvent: surtout pour les films de qualité, qui sortent en général avec trois semaines de retard par rapport aux salles parisiennes (Still life est sorti le 2 mai à Paris, le 23 mai à Nice). La photo de cette nouvelle rubrique entend illustrer la crise du cinéma traditionnel, celui qui demandait aux spectateurs de se déplacer. Elle s'adresse à tous les dinosaures, les has been qui comme moi, continuent à aller au cinéma, et continueront à le faire tant qu'il y aura des salles obscures.
STILL LIFE (en anglais littéral: vie immobile, en français non littéral: nature morte) a obtenu l’année dernière le Lion d’or au Festival de Venise. Ce 4ème film du jeune -et très doué- réalisateur chinois Jia Zhang Ke, qui pourrait être défini un docu-fiction, a été tourné avant la mise en service partielle du barrage des Trois Gorges sur le Yangzi Jiang (Fleuve Bleu), en juin 2006.
Côté fiction, le film met en scène les errances parallèles de deux personnes déplacées, comme il y en a des millions en Chine. Un homme et une femme qui se croiseront sans jamais se rencontrer, tous deux à la recherche d’un ex-conjoint sur les rives du grand fleuve, dans la ville de Fengjie vouée, comme des dizaines ou des centaines d'autres, à la disparition par engloutissement.
Côté docu, il nous montre la vie au bord des rives du fleuve, non loin du chantier pharaonique du barrage des Trois Gorges. La largeur de l'ouvrage dépassera les 2 km, sa hauteur sera celle d’un immeuble de 70 étages et son réservoir aura 640 km de long. Ses turbines hydroélectriques devraient créer autant d'électricité que 18 centrales nucléaires; ce qui implique une impressionnante montée des eaux, des déplacements de population qui se chiffrent en millions, la disparition d’un nombre incalculable de sites archéologiques et de gravissimes conséquences sur le plan écologique.
Mais rien n'arrêtera le gouvernement chinois: ni les critiques humanitaires, ni les menaces écologiques, ni bien sûr les drames humains qui sont en train de se jouer et qui sont l'objet principal du film. Ni même les risques d’un éventuel tremblement de terre, dans cette région à forte activité sismique… Parce qu'au-delà des objectifs énergétiques et régulateurs du cours du fleuve, la fonction du barrage est également -et peut-être avant tout- politique: avec les Jeux Olympiques de Pékin l’année prochaine, ses ambitions spatiales et sa colonisation commerciale de l’Afrique, la Chine ne masque pas ses ambitions: redevenir le Pays du Milieu, autour duquel le reste du monde ne peut que graviter...
Still life est un film incontournable pour tous ceux que la Chine (d’hier et d’aujourd’hui) intéresse, avec ses très inquiétantes contradictions et le fossé toujours plus grand qui se creuse entre un prolétariat sans vrais espoirs et une nouvelle classe moyenne qui allume ses cigarettes avec des billets de banque enflammés (clin d’oeil -peut-être voulu, peut-être pas- au geste oh combien médiatisé de feu Serge Gainsbourg).
Quatre petites remarques qui pourront aider le spectateur à encore mieux l’apprécier:
-Quand Han Sanming, le mineur mutique et apparemment vaincu par la vie, débarque à Fengjie, le vieux patron de l’auberge déclare ne rien comprendre à ce qu’il dit. Rien de plus normal: en Chine, la façon de parler (langue, accent etc.) change tous les 60 km. Pour se comprendre, on doit donc communiquer par écrit. Ce qui était impossible avant l'institution du chinois simplifié par Mao Zi Dong.
- Sanming a acheté son épouse pour la somme de 3.000 yuans. C’est une pratique tout à fait courante en Chine: il paraît même que la cote des femmes bénéficiant d’un (léger) handicap mental est plus élevée, on est prêt à payer plus cher car elles ont toutes les qualités: elles sont parfaitement capables de tenir le ménage, de donner satisfaction dans l’alcôve... et surtout elles savent rester à leur place!
-La dernière scène, où, plein d’espoir, Sanming repart chez lui pour gagner la somme gigantesque qui lui permettra de récupérer son épouse, une vision s’offre à lui: un homme qui marche dans les nuages. Tous les critiques occidentaux ont parlé d’un funambule qui évolue entre deux immeubles. Quant à moi, j’y ai bien sûr vu la vision d’un Immortel taoïste, qui se montre au héros pour lui confirmer que le temps n’existe pas, et qu’il va dans la bonne direction.
-Les crues du Yangzi Jiang sont tristement connues depuis des millénaires et ont emportées plus d'un million de vies durant les cent dernières années. Le fleuve se transforme chaque année en furie au moment des crues estivales et son débit peut alors passer de 5.000 à 80.000 mètres cubes à la seconde. Il faut savoir que le fleuve est en Chine un archétype, présent dans l’inconscient collectif depuis l'Antiquité: à commencer par le Yi King, le premier livre chinois, où l'expression "traverser le grand fleuve" signifie "se jeter à l'eau", "y aller". Les inondations dévastatrices du Fleuve Bleu et du Fleuve Jaune sont entrées dans la mythologie: je vous raconterai lundi la légende de Yu Le Grand, héros de l’Antiquité, qui trouva le moyen de dompter les eaux sans construire aucun barrage...
Légendes des photos
1- Le Fleuve Bleu (Yangzi Jiang ou Changyang) tel qu'en lui-même.
2-L'actrice Zhao Tao, une des deux protagonistes de Still Life.
3-Vue aérienne du barrage.
4-Une scène du film: dans un paysage somptueux qui évoque le Shan Shui (peinture traditionnnelle chinoise), un cadavre est transporté sur une barque. On devine qu'il s'agit d'un ouvrier mort dans les travaux de destruction des maisons existantes.
5-Le barrage en action.
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