Voici donc ce qu’en pense Fiodor Mikhaïlovitch (p. 855 et suivantes de la version poche) , par la bouche de l’avocat chargé de défendre Dmitri Karamazov, accusé (injustement) de parricide :
«Qu’est-ce qu’un père, un vrai père, qu’est-ce que ce mot sublime, quelle idée sublime renferme ce nom ?.. Oui, vraiment, il y a des pères qui ressemblent plutôt à un fléau.
…(se référant à l'accusé) Quelqu’un lui a-t-il ouvert l’esprit, a-t-il été initié au savoir, quelqu’un lui a-t-il montré un tant soit peu d’affection dans son enfance ? Mon client a grandi par la grâce de Dieu, c’est-à-dire comme une bête sauvage… Il brûlait peut-être de voir son père, après ces longues années de séparation, peut-être, en évoquant son enfance comme un songe, a-t-il mille fois chassé les odieux fantômes qui lui étaient apparus dans son enfance et désirait-il de tout cœur absoudre son père et l’embrasser ? Et qu’arrive-t-il ? On ne l’accueille que par des railleries cyniques, de la méfiance et des chicanes au sujet de l’argent contesté…
… Un père tel que le vieux Karamazov mort assassiné ne peut porter le nom de père et en est indigne. L’amour filial non justifié par ce père est une absurdité, une impossibilité. On ne peut créer l’amour avec rien, avec rien il n’y a que Dieu qui sache créer. «Pères, ne faites pas de peine à vos enfants !» écrit l’apôtre du fond de son cœur brûlant d’amour… J’en appelle à tous les pères : «Pères, ne faites pas de peine à vos enfants !»*.
Oui, exécutons d’abord nous-mêmes la volonté du Christ et alors seulement nous aurons le droit de nous montrer exigeants envers nos enfants. Sinon, nous ne sommes pas des pères mais des ennemis pour nos enfants, ils ne sont pas nos enfants mais nos ennemis et c’est nous-mêmes qui avons fait d’eux nos ennemis. "On vous mesurera avec la mesure dont vous vous serez servis"** Comment blâmer nos enfants de nous mesurer avec notre propre mesure ?
… Il ne suffit pas de donner la vie pour être père, est père celui qui donne la vie et qui le mérite. … La vue d’un père indigne, surtout comparé à ceux, dignes, d’autres enfants, ses camarades, suggère malgré lui à l’adolescent de douloureuses questions. On lui répond à ces questions de façon conventionnelle : « Il t’a donné la vie, tu es son sang, c’est pourquoi tu dois l’aimer ». Le jeune homme se met malgré lui à réfléchir : « Est-ce qu’il m’aimait quand il me donnait la vie, se demande-t-il, de plus en plus surpris, est-ce pour moi qu’il m’a donné la vie ? Il ne me connaissait pas, ni moi ni seulement mon sexe, à ce moment de passion, échauffé peut-être par le vin, et tout au plus peut-être m’a-t-il transmis son penchant à la boisson, voilà tous ses bienfaits. Pourquoi donc dois-je l’aimer pour le seul fait de m’avoir donné la vie, puisque ensuite il ne m’a jamais aimé ?"
… Comment trancher? Voici comment : que le fils se rende auprès de son père et l’interroge judicieusement : « Père, dis-moi pourquoi je dois t’aimer ? Père, prouve-moi que je dois t’aimer »… Si le père ne peut le prouver, c’en est aussitôt fait de cette famille : il n’est pas un père et le fils acquiert sur-le-champ la liberté et le droit de le considérer désormais comme un étranger, et même comme un ennemi.
*Bible, Les Nombre-13
** Matthieu 7-2
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