La scène se passe à la fin des années 60, à Manhattan, dans une chambre d’hôtel trois étoiles, la nuit de Noël. La chambre se trouve au 25ème étage, ou au 37ème, ou au 54ème … très haut, de toute façon. Il est environ 1h. du matin. Dans la chambre, confortablement allongée sur un des deux lits jumeaux, une jeune fille regarde la télévision. Elle est française et fait ses études dans une université du Connecticut. Sa grand-mère est venue de Paris pour passer les vacances de Noël avec elle. La grand-mère est dans la salle d’eau, immergée dans un bain de mousse. La porte entre les deux pièces est fermée.
Elles sont allées voir une pièce de théâtre à Broadway et viennent de rentrer après un rapide repas dans une cafétéria. Trouver un taxi n’a pas été facile, à cause d’une tempête de neige d’une violence inouïe qui s’est déclenchée quand elles sortaient du théâtre. Elles sont bien contentes d’être finalement rentrées. Dehors la neige continue à tomber mais la fenêtre est hermétiquement fermée. Dans la chambre il fait bon, il fait chaud. Béatitude.
Tout d’un coup, un courant d’air glacé agresse les jambes nues de la jeune fille. Stupéfaite, elle tourne la tête vers la baie vitrée qui donne sur la rue: le voilage s'agite et... une jambe d’homme apparaît. Une jambe en jean, avec un pied chaussé de Clarks*, est en train de pénétrer dans la chambre. Ce n’est pas possible, ce doit être une hallucination: elles sont au 25ème étage (ou au 37ème ou au 54ème…) et la façade de l’hôtel est lisse, sans le moindre balcon. Tétanisée par la peur, elle arrive tout de même à crier assez fort pour se faire entendre de sa grand-mère, malgré les robinets grands ouverts dans la salle de bain et le bruit de la télévision.
- Un homme est en train d’entrer… par la fenêtre…
-Appelle la réception. N’aie pas peur, j’arrive.
Entre temps, la jambe a disparu. Mais la fenêtre est restée ouverte et la chambre est envahie par l’air froid.
Ce n’était pas une hallucination. Le directeur de l’hôtel a été alerté, il s’est confondu en excuses, on les a fait déménager à un autre étage, dans une chambre côté cour. On leur a dit que la jambe appartenait au client de la chambre à côté, un type bizarre qui était resté enfermé pendant trois jours, probablement un drogué. Mais le mystère est resté entier : comment cet homme a-t-il pu faire pour passer d’une chambre à l’autre, sur une façade lisse et en pleine tempête de neige, au 37ème étage (ou au 25ème, ou au 54ème) ? Comment a-t-il ouvert la fenêtre? Pourquoi a-t-il risqué sa vie pour entrer dans une pièce manifestement occupée? Voulait-il tuer les deux femmes? Ou violer la jeune et tuer la vieille? Voulait-il voler les bijoux de la grand-mère? Voulait-il se tuer... ou simplement fêter Noël en compagnie?
Hier, dans le magnifique hors-série du Figaro Beaux Arts Magazine, «Tintin à la découverte des grandes civilisations», j’ai trouvé la réponse à ma première question. Et j'ai revécu cette folle nuit, cette fois de l’extérieur, telle que l'a imaginée Hergé dans un album paru en 1945, plus de vingt ans avant les faits.
La façade dont s'est inspiré Hergé devait être exactement de la même époque que celle de notre hôtel car elle est identique, les fenêtres aussi. Notre aspirant visiteur avait-il lu "Tintin en Amérique"? Peut-être voulait-il mettre en pratique ce que le génial Hergé avait imaginé. Je n'ai pas vu son visage mais je sais qu'il ne portait pas de knickerbocker, mais un jean; pas de richelieux, mais des Clarks.
Ce n'était donc pas Tintin. Mais il était aussi agile que lui.
*Il s'agit du modèle maintenant appelé "Douglas D Choco". À la fin des années 60, il suffisait de dire "Clarks" et tout le mode savait de quoi il s'agissait. Pour notre génération (en Italie du moins), les Clarks on été pendant de longues années le must absolu en matière de chaussures masculines.