Le génial -et très méconnu- Alberto Savinio, frère de Giorgio de Chirico et peintre lui-même (outre que journaliste, écrivain, compositeur…) était un fervent adepte de la bicyclette. Comme en témoigne cet article, publié le 10 avril 1948 dans le quotidien "Corriere d’Informazione", inédit en France, et que je me fais un plaisir de traduire.
«Ses amoureux l’appellent «petite reine». D’autres, adeptes de la brachylogie, l’appellent tout simplement «vélo». Née sous le signe de l’élégance, puis ensuite reléguée à l'usage quasi exclusif des commis boulangers, la bicyclette voit aujourd’hui poindre une nouvelle et magnifique aurore. Ces dernières années, les fabricants de cycles ont doublé leurs ventes.
Qu’est-ce qui distingue l’instrument élégant de celui qui ne l’est pas ? C’est l’idée de l’utilité. Le second est limité à sa fonction pratique, le premier en est indépendant. L’élégance est sœur de l’inutilité. La bicyclette n’était pas utile aux nantis de la Belle Époque et c’est pour cela qu’elle leur a tant plu.
Comme toutes les créations réussies, la bicyclette est née sous les meilleurs auspices qui soient: ceux de la féconde, de l’immortelle idée du jeu. C’est par jeu que le français Sivrac eut l’idée, en 1816, de mettre deux roues l’une devant l’autre et de les unir avec une petite planche en bois. Il enfourcha sa machine, mit la pointe des pieds par terre, poussa l’engin et… ça roulait! Cela se passait un an après la bataille de Waterloo, et la relation entre ces deux faits est loin d’être anodine: sans la fin du napoléonisme, la bicyclette ne serait jamais née, ou alors elle serait née à un autre moment. La guerre, le grand jeu parmi les jeux, absorbe tous les autres. En 1818, un allemand nommé Drais ajouta à l’engin de Sivrac un guidon et une selle; on appela le nouvel engin draisienne, tout comme on avait appelé guillotine la machine à couper les têtes inventée par un certain Guillotin.
Un autre Français, Michaux, apporta de nouvelles améliorations à la future petite reine. Le résultat fut le grand bi, avec son immense roue avant et sa toute petite roue arrière. Mais ce modèle ne dura pas longtemps; l’anglais Sargent eut le mérite de revenir à deux roues de la même circonférence et d’introduire la chaîne de transmission. Les roues elles-mêmes subirent de rapides transformations: les jantes en fer, si peu adaptées aux prostates sensibles et aux natures hémorroïdaires, s’enrichirent d’abord d’anneaux en caoutchouc plein, puis ensuite de pneus à proprement parler.
En Grèce «pneumatique» se dit du confesseur, ce thérapeute du pneuma, l’âme. Dans l’histoire du vélocipède, le grand guérisseur de l’âme des cyclistes est sans nul doute le vétérinaire anglais Dunlop. En 1890, pour faire plaisir à son fils qui après ses randonnées à vélo se plaignait d’ampoules au derrière, il inventa la chambre à air, qui a apporté tant de douceur au cyclisme et tant de soulagement à nos postérieurs.
De nos jours la bicyclette est arrivée au zénith, elle est divinisée. Si Jupiter avait encore la moindre autorité, il la mettrait au milieu des constellations. Que pouvait-on encore ajouter à cette machine déjà parfaite ? La dernière touche fut donnée avec le changement de vitesse (la roue libre, ce nec plus ultra de la grâce, est déjà vieillotte) lequel -perfectionnement des perfectionnements- apparenterait presque la bicyclette à l’automobile. Quelqu’un aurait-il encore le courage d’affirmer la supériorité de l’automobile sur la bicyclette? C’est bien sûr la bicyclette qui est supérieure, ne serait-ce que pour son silence, ce léger et délicieux bourdonnement qui accompagne son mouvement, comme un nouveau silence dans le silence. Cette discrétion fait de la bicyclette l’amie de l’homme d’étude et de pensées, la fidèle compagne de l’humaniste. Michel de Nostradamus parcourait les champs de Provence à dos de mule, méditant et herborisant. A ceux qui travaillent avec leur tête, je conseille chaque soir, entre chiens et loups, une promenade à bicyclette. Il n’existe pas de meilleur repos.
Le cycliste qui vit en concubinage avec son engin l’appelle «ma monture"; il y a là peut-être un peu de mégalomanie, mais surtout beaucoup d’affection et un légitime orgueil. On a vu des bicyclettes se laisser mourir sur la tombe de leur maître.
À bicyclette, le monde se révèle d’une façon totalement différente. Contrairement au train ou à l’auto, l’aspect que le monde révèle au cycliste est « au plus près des choses ». On pourrait dire la même chose -et à plus forte raison- de la marche à pied. Mais y a-t-il encore quelqu’un qui se déplace à pied ? Nietzsche se méfiait des pensées «qui viennent dans un fauteuil» ; il aurait dû les comparer aux pensées «qui viennent à bicyclette». Hölderlin quant à lui aimait beaucoup marcher. Un beau jour il quitta son village et arriva au fin fond de la Provence. Puis, toujours à pied, il rentra en Allemagne. Mais quand il arriva il était devenu fou.
Le début de mon expérience du monde coïncide avec l’époque où la bicyclette devint à la mode chez les gens de la bonne société. On voyait le comte Boni de Castellane, en culotte bouffante et longues chaussettes, remonter les Champs-Élysées en pédalant avec ardeur sur sa «petite reine». Liane de Pougy, gaînée de noir comme un rat d’hôtel, la hanche appuyée à la selle, se faisait photographier sous quatre grandes lettres disposées en éventail: V E L O.
Puis la bicyclette est descendue de ces sommets pour devenir le privilège de l’épicier, du boulanger, du boucher… Mais aujourd’hui les élégants reviennent à la bicyclette, et, plus encore, les gens d’esprit.
Il est malheureusement interdit de porter une autre personne sur son vélo. Dura lex. Le fier cycliste transportant une femme assise sur son cadre était l’ultime version de l’enlèvement d’Europe. Et si Castor et Pollux avaient dû se déplacer à bicyclette, nul doute qu’ils auraient choisi le tandem. Un mot qui signifie, pour ceux qui n’ont pas fait de latin, «finalement»: ce qui mène à de nombreuses et intéressantes considérations.
Alberto Savinio
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