On sort de « Whatever works », la dernière comédie de Woody Allen, avec le sourire aux lèvres. Car le film est très réussi et même très gai. Pourtant, quelle vision désenchantée a ce bon vieux Woody! On le savait depuis belle lurette, mais là c’est le pompon. La morale du film (si on peut parler de morale) c’est que seuls les imbéciles ont une chance de s’en sortir, car ils suivent leur instinct vital, prennent la vie comme elle vient sans s'interroger sur le pourquoi et sur le comment. Les intellectuels, les raisonneurs, ceux qui ont une «vision du monde», sont condamnés à une insatisfaction chronique et une lucidité désespérée. La vie n’a aucun sens, tout ce qui arrive est seulement une question de hasard. Woody en est convaincu, il avait déjà traité ce sujet dans l’excellent « Matchpoint » et de son point de vue, on ne peut que lui donner raison.
Ce qui échappe à Woody, c’est la dimension spirituelle de la vie. Il ne l’a jamais eue et vu son âge on peut douter qu’il puisse la découvrir un jour. Sans cette dimension, la vie sur la grande fourmilière appelée Terre est effectivement «a tale told by an idiot, full of sound and fury, and signifying nothing»*. Pour lui comme pour Macbeth, la vie est absurde, nous sommes de pathétiques fourmis (Woody parle de chenilles) qui s’agitent sans raison ; le fait que certaines fourmis soient plus douées que d’autres ne change rien à l’affaire : le succès, le bonheur, ne dépendent ni de l'intelligence ni du talent mais de la chance ou de la malchance; le hasard guide nos existences qui n’ont, de toute façon, pas la moindre signification.
Mais Woody se trompe. La vie de chaque homme a un sens, parce que l’univers a un sens, et fonctionne selon un ordre. Rien de ce qui nous arrive n’est le fruit du hasard, mais bien de cet ordre et de ce sens qui échappent à notre pauvre entendement de simples êtres humains. «Dieu ne joue pas aux dés» disait Albert Einstein. Qu’on s’en réfère à Dieu, au Tao, ou à autre chose, le fait est que ce que nous appelons «hasard» est le produit de relations de cause à effet qui nous échappent. Le hasard, c’est ce que nous ne comprenons pas. Nous ne sommes guère différents de ces fourmis qui butent contre la chaussure d’un pique-niqueur, la prennent pour une immense montagne… et cèdent à la panique parce que leurs phéromones ne les avaient pas averties de la présence d’une montagne à cet endroit-là. Nos capacité de compréhension et nos organes sensoriels sont en tous points comparables aux phéromones des fourmis, mutatis mutandis et toutes proportions gardées.
Que peut faire l’homme-fourmi une fois qu’il a pris conscience de son ignorance et de la modestie de ses organes de perception? S’efforcer de les transcender, chercher coûte que coûte la vérité, ou du moins essayer de s’en approcher. La tâche est fatigante, mais l’homme-fourmi n’a qu’une alternative : décider de rester toute sa vie un imbécile plus ou moins heureux, ou partir à la recherche de la connaissance. La troisième voie, celle de Woody Allen et de tous ses semblables, les intellectuels occidentaux cyniques et nihilistes, est rien moins que suicidaire. C’est d’ailleurs la solution -celle du suicide- que choisit le protagoniste du film. Sans succès.
L’idée d’une dimension autre que celle de nos petites existences mesquines et engluées dans la matérialité n’est jamais venue à Woody Allen. Autant vaut, dans ces conditions, choisir les solutions les plus agréables, les moins coûteuses, ce qui marche le mieux pour notre petit confort personnel. «Whatever works»…
Pourtant «There are more things in heaven and on earth, Horatio, than were dreamt of by your philosophy»**. Le grand William Shakespeare aurait-il semé le germe du doute dans l’esprit de Woody en lui soufflant à l’oreille que le principal nous échappe? Sinon, pourquoi aurait-il fini son film en faisant atterrir son héros misanthrope, sarcastique et suicidaire… sur la femme de sa vie, qui s’avèrera être… une médium.
* Une histoire racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et sans le moindre sens. William Shakespeare, "Macbeth"
** Il y a plus de choses au ciel et sur la terre que tout ce qu’ont pu rêver vos philosophes. William Shakespeare, "Hamlet"
Je n´ai pas encore vu le film mais pour continuer sur l´inépuisable thème de l´aléatoire, Pascal Quignard reprend lui aussi, et depuis son point de vue l´image des dés (la citation que tu fais d´Einstein)et dit " Le temps est un enfant qui joue aux dés et qui les perd" (Petits Traités II, Le tribunal du temps).
Rédigé par : Claudie D. | mardi 28 juil 2009 à 09h45