La notte sul borgo-1950
Il s’appelait Andrea De Chirico et était le frère cadet de Giorgio, le célèbre peintre du même nom. Pour ne pas risquer de faire de l'ombre à ce dernier, il choisit en 1914 un pseudonyme italien, comme leur mère. Pour ce faire, il traduisit le nom d'un obscur traducteur et auteur français, Albert Savine (1859-1927). Savinio-de Chirico était grec par son père mais en Grèce comme en France, où il séjourna souvent, et comme en Italie, son pays d’adoption, plus personne ou presque ne se souvient de lui. Cette indifférence de la postérité à son égard est pour moi un mystère, et surtout un scandale.
Excellent écrivain et journaliste brillantissime à l’écriture érudite et au style unique, il fut également peintre inspiré, pianiste reconnu et compositeur. Je viens de découvrir qu'il fut en outre metteur en scène, à la Scala de Milan entre autres. Alberto Savinio était un homme-orchestre, une bibliothèque d’Alexandrie au format humain, un monstre d’érudition et un authentique génie au cerveau en constante ébullition et à l’humour décapant. Son principal gagne-pain était le journalisme. Son regard impitoyable et pourtant plein de tendresse sur ses semblables et la société dans laquelle il vivait lui inspirait des articles souvent féroces, qui lui valurent de très nombreux lecteurs et un certain nombre d’ennemis. Alberto Savinio était un artiste et aussi un intellectuel pur: pour lui les deux notions étaient d’ailleurs indissolublement liées. Il était maître dans l’art d’observer ce qui se passait autour de lui, de l’élaborer et de transformer le produit de sa réflexion en idées (voir citation page suivante). En dehors de ses livres, ses éditoriaux publiés dans la presse italienne entre 1943 et 1952 et regroupés en recueil sous le titre «Scritti dispersi» (textes dispersés) constituent un témoignage unique sur l’époque, un véritable trésor d’intelligence. Ils n'ont malheureusement jamais été traduits en français.
Bataille de Centaures-1930
Écrivain caustique et penseur rigoureux, il réservait sa «folie» à sa peinture, fortement onirique, mythologique et satirique. Comment se peut-il qu’il soit à ce point méconnu ? Probablement parce qu’il a voulu s’exprimer dans de trop nombreux domaines. En dehors de Leonardo et de quelques autres, la célébrité préfère les talents «singuliers». Il faut être soit un écrivain, soit un peintre (et à la rigueur un "artiste plasticien" en sus), soit un musicien. Vouloir être les trois ensemble, cela fait désordre. Ne sachant où placer un tel phénomène dans le panthéon des grands hommes, on préfère l'envoyer aux oubliettes. Sic transit gloria mundi...
La cité des promesses-1928
Extraits de « Alberto Savinio- Opere- Scritti dispersi- Tra guerra e dopoguerra (1943-1952)
Classici Bompiani (1.550 pages)
- «L’homme est un réservoir. Il absorbe par le biais des sens les impressions du monde extérieur et, à travers un processus chimique dont on ignore encore tout, il travaille sur ce «chyme mental» qui, selon les individus, va pouvoir se transformer en connaissance, idée, création artistique. L’important est donc d’alimenter notre esprit avec le plus grand nombre d’impressions, pour en faire quelque chose qui nous est propre, c’est-à-dire une pensée. Le penseur le plus profond est celui qui travaille le mieux son propre chyme mental… Si à la « connaissance » que nous avons d’une chose (connaître est «faire sien») nous ne mélangions nos propres sucs (notre imagination), la chose serait indigeste et se planterait comme une pierre au beau milieu de notre estomac. Il faut voir la tête que font certains en lisant mes écrits ou en regardant mes peintures : on dirait qu’ils viennent d’avaler un gros caillou. C’est simplement parce qu’ils sont dépourvus des sucs nécessaires à transformer mes œuvres en quelque chose qui leur est propre».
- «Les hommes ne trouvent-ils donc plus rien sur leur chemin qui les porte à s’arrêter, regarder, remarquer, méditer ? Le monde n’est aujourd’hui qu’une grande diarrhée mentale».
- «Les humains, dans leur très grande majorité, ont besoin de passe-temps, de remplissages. Ce besoin est proportionnel au temps vide de chaque individu et aussi au vide de son esprit… Celui qui a atteint une plénitude de vie ne joue pas aux cartes, ne recherche pas les aventures, ne tourne pas d’une main en même temps fébrile et lasse le bouton de la radio…»
-"Le cycliste qui vit en symbiose avec sa bicyclette l'appelle "ma monture". Il y a dans cette appellation un peu d'orgueil et de mégalomanie, mais surtout beaucoup d'affection, de confiance et de légitime fierté. On a vu des bicyclettes se laisser mourir sur la tombe de leur maître".
-"Qu'est-ce que la sagesse? C'est l'élimination de tout geste et de toute parole inutiles. L'homme s'entoure de gestes absurdes, de paroles absurdes, de pensées absurdes, qui se sont accumulés en lui à travers les siècles et forment autour de lui un halo, non pas de lumière, mais de folie. Dans ce halo il se sent en sécurité, tranquille, confiant. Et il n'est pas certain qu'on lui ferait du bien en le lui enlevant. Les révolutions sont presque toujours des passages d'un halo de folie à un autre halo de folie".
Merci pour ce texte si riche sur un artiste encore peu connu en France et bravo pour votre site dont le titre m'a fait penser immédiatement à un ouvrage de Kundera justement sur la lenteur, qu'une amie m'avait offert et auquel je suis attaché...
Très cordialement, Equinox.
Rédigé par : EQUINOX | mardi 28 sep 2010 à 05h02
Merci de ce gentil commentaire. VOus savez, je suis une fan de Savinio, avec lequel j'ai un véritable lien. Et je regrette qu'il soit si peu connu, non seulement en France mais également en Italie, ce qui est un comble.
Rédigé par : Nathalie Chassériau | mardi 28 sep 2010 à 14h16
Je propose une analyse très personnelle d'un de ses tableaux sur mon blog "Othello et Desdémone". Je serais naturellement très heureux d'avoir votre avis...
Rédigé par : EQUINOX | mardi 28 sep 2010 à 21h49
Bonjour THierry,
pardonnez-moi d'avoir mis tant de temps à répondre, mais cette période est très occupée. J'ai trouvé fort intéressante votre analyse du tableau de mon cher Alberto, même si je vous avoue que je ne suis pas experte en peinture et que c'est le Savinio journaliste et écrivain qui me fascine particulièrement, car c'est celui que je connais le mieux (déformation professionnelle, peut-être).
Une petite remarque: si mes informations sont correctes, il a passé son enfance à Salonique et non à Athènes. Il en parle à plusieurs reprises dans des articles recueillis sous le titre de "Scritti dispersi", malheureusement non traduits en français (il y aurait beaucoup à dire sur les choix des éditeurs français en matière de traduction: penser que "I barbari" d'Alessandro Baricco, sorti en 2007, n'est pas encore publié en France, est tout bonnement incroyable).
Félicitations pour votre blog, que je me promets de fréquenter régulièrement. J'aime aussi le nom du blog, qui suggère un équilibre idéal entre jour et nuit, yin et yang..
Bien amicalement
Nathalie
Rédigé par : Nathalie Chassériau | lundi 04 oct 2010 à 16h32
Bonjour,
Il y a actuellement une exposition qu'on me dit être remarquable de Savinio à Milan.
On est vite à Milan et le déplacement vaut la peine. Il faut aussi profiter d'être à Milan pour voir l'exposition Archimboldo.
Daniel
Rédigé par : Daniel | jeudi 10 mar 2011 à 11h49