Avec internet, on arrive à tout… ou presque : c’est dans un article du quotidien China Daily (qui raconte avec quelle délectation les médias chinois commentent les gros ennuis de la ravissante star Zhang Ziyi) que j’ai découvert un très intéressant vocable allemand, Schadenfreude. Comme souvent dans cette langue magnifique, il s'agit d'un mot formé de deux substantifs qui, accouplés, expriment une notion complexe ou subtile: en l'ocurrence, Schaden (dégât, lésion, dommage, handicap, perte) et Freude (joie). Schadenfreude est paraît-il le parfait équivalent d’une expression chinoise, 幸灾乐祸, dont je suis malheureusement incapable de livrer la traduction. On notera cependant que le chinois utilise quatre caractères là où l’allemand n’a besoin que de deux mots pour exprimer cette passion triste* beaucoup trop répandue: le plaisir pervers que suscite parfois en nous le malheur des autres.
Cousine germaine de l’envie (que les Français assimilent à tort à la jalousie), la Schadenfreude est, plus encore que cette dernière, occultée par ceux-là mêmes qui l’éprouvent. «L’homme de peu» -ou la «femme de peu»- a déjà beaucoup de mal à reconnaître en son for intérieur que les succès de ses ami(e)s ne lui font pas forcément plaisir. Quant à admettre que leurs malheurs sont pour lui une source de satisfaction, il ne peut en être question!
Le problème est que lorsque nous considérons une autre personne, c’est cette personne que nous croyons voir, alors qu’elle n’est en réalité qu’un miroir: en la regardant, c’est nous que nous voyons. Ses succès nous mettent face à nos échecs, ses ratages nous rassurent. Ce phénomène est à la base du psychisme humain: en psychologie on parle de projection. Qui dit projection dit confusion entre nous et l’autre ; plus la personne nous est proche -et/ou semblable- plus la confusion augmente: l’envie, la jalousie… et la Schadenfreude se déchaînent souvent entre gens du même âge et du même milieu, et donc entre collègues et -triste à dire!- entre amis.
Si la personne sur laquelle nous projetons inconsciemment nos désirs et nos frustrations a le malheur de réussir là où nous avons raté, l’envie nous envahit, avec sa cohorte de passions tristes: agressivité, agacement, dénigrement, évitement etc. Et le fait que nous refusions de l’admettre ne change rien à l'affaire.
Mais quand cette même personne essuie un revers ou a un gros souci, c’est la Schadenfreude qui s’insinue, souvent travestie sous le masque de la compassion. Quel intime -et honteux- plaisir que de voir que celui ou celle qui nous avait fait l’affront d’être «mieux» que nous (car c’est ainsi que nous le vivions) n’est pas plus heureux que nous, et qu’il est même plus malheureux!
La notion de Schadenfreude semble n’exister qu’en allemand et en chinois: une occasion de plus de saluer la richesse et la finesse de ces deux langues, peut-être moins éloignées entre elles qu’il n’y paraît.
*N.B. Chez Spinoza, les passions tristes représentent le plus bas degré de notre puissance, le moment où nous sommes au maximum séparés de notre puissance d'agir, aliénés, livrés à la superstition, aux tyrans. Seule la joie vaut et la passion triste est toujours impuissance.
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