par Alberto Savinio (trad. N. Chassériau)
"Je suis un homme normal. C’est à dire que j’appartiens à cette catégorie d'individus qui, jusqu’à un certain âge, se nourrissent d’éléments qu’ils prennent à l’extérieur mais qui, lorsqu’ils ont dépassé cet âge, se mettent, comme on disait autrefois, à manger leur capital.
Désormais, je mange mon capital.
Quelle importance si ceux qui appartiennent à cette catégorie sont si peu nombreux? Ils sont les seuls à être ce qu'un être humain devrait être; ce sont les autres qui sont anormaux, et même monstrueux: ceux-là qui, même d’âge mûr, même vieux, continuent à se nourrir de substances qu’ils prennent à l’extérieur; qui, tout comme le fourmilier, tirent une langue interminable et adhésive, et ne la rentrent que lorsqu’elle est recouverte de bombes atomiques, de cinématographismes, de tableaux de Churchill, de sentencieuses sottises de G.B. Shaw et autres faits du jour.
Mais revenons à l’homme normal: le seul digne du nom d’homme. L’homme normal, jusqu’à un certain âge, prend ce que lui offre le monde. Ensuite, il commence à devenir lui-même un monde. Et il finirait par devenir un monde complet et parfaitement autonome si, avant qu’il n’arrive à cet enviable résultat, la mort n’intervenait pas : trouble-fête, envieuse, "gaffeuse" (en français dans le texte, n.d.t)...
Je n’ai plus besoin d’aller voir la mer, car j’ai désormais ma mer à moi. Je ne me retourne plus pour observer beaucoup de choses de ce monde, parce que, de chacune de ces choses, je possède la mienne propre. Je suis sur le point de devenir un univers complet, autonome. Et la mort fait le guet. Mais heureusement, je le sais. Et je m'arrange pour que quelques petits détails manquent encore à mon monde personnel.
Ainsi, je tiens la gaffeuse à distance".
(Article paru dans le ""Corriere d’informazione", 16 août 1949)Photo: Alberto Savinio à Paris (photographe anonyme)
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