Cette inquiétante jeune fille au
drôle de prénom est mon arrière-arrière-grand-tante.
Son portrait, réalisé en 1838 par son oncle
Eugène Amaury-Duval, valut à l’auteur une Médaille de première classe au Salon de 1839. Il est exposé au Musée des Beaux-Arts de Rennes et je viens de le découvrir sur le net.
Isaure n’a pas seulement un drôle de nom: elle a aussi une drôle de tête et le tableau engendre un indéniable malaise. Dans cette somptueuse panoplie de premier bal louis-philippard, il y a quelque chose qui cloche. Ce quelque chose, c'est le visage d'Isaure, qui n'a rien à voir avec le reste.
Sous la douceur de la robe en soie rose, des épaules absurdement tombantes, des mains mollement croisées, des bandeaux noirs comme le jais qui suggèrent ses origines créoles, se cachent une résistance, un défi, peut-être même un refus. Droite comme un i, le regard fixe et le visage pétrifié, Isaure n’est pas à sa place dans cette délicieuse tenue de jeune fille modèle. Contrainte à paraître ce que de toute évidence elle n’est pas, elle semble porter en elle le souvenir des tragédies passées… et une prescience des drames à venir.
J’ai découvert son histoire dans un texte intitulé
History of the Chassériau Family, écrit vers 1880 par sa tante, l’écrivaine
Louise Swanton Belloc, dont la mère était une Chassériau. Ce manuscrit se trouve à Cambridge, à la Bibliothèque du
Girton College. Une amie londonienne est tombée dessus par hasard, l’a photocopié et me l’a envoyé (la généalogie réserve parfois de bien agréables surprises…).
À l’époque du portrait d'Isaure, son père Adolphe Chassériau était mort depuis plusieurs années, quelque part en Amérique du Sud où il avait tenté de rétablir ses affaires après avoir accumulé les spéculations malheureuses. Il faut dire que sa trajectoire terrestre avait bien mal commencé: il était né en 1793 en plein
siège de Lyon, quand la ville s’était insurgée contre la Convention. Sa mère, tout juste relevée de ses couches, avait pris le bébé et s’était lancée dans les rues à la recherche de son mari, l’aîné des Chassériau, dessinateur à la Manufacture Royale, membre du Conseil Municipal et royaliste fervent. Un boulet arracha les deux jambes de la jeune femme. On trouva le bébé baignant dans le sang de sa mère morte. Recueilli et élevé par une tante de sa mère, Adolphe devint lieutenant des hussards, réchappa à Waterloo, épousa Emma Amaury-Duval (la sœur du peintre) qui donna naissance à Isaure. Après la mort d’Adolphe, Emma se remaria avec le riche et généreux notaire Guyet-Desfontaines: la robe de bal d’Isaure, c’est lui.
La dot d’Isaure, c’est encore lui. Définie par sa tante «
aimable et bonne, libre de choisir entre beaucoup de prétendants qu’attiraient une grosse dot», la jeune fille épousa pourtant «
un beau vicomte à tête vide, à cœur nul, qui l’a humiliée et délaissée; elle est morte de chagrin à 27 ans, laissant un fils qu’on dit avoir hérité des qualités de la mère». Le fils en question est mort à 29 ans, laissant une grande fortune… à son oncle Amaury-Duval.
La pauvre Isaure, morte de chagrin de ne pas avoir trouvé chaussure à son pied, a pourtant survécu à ses misères: elle est toujours parmi nous, grâce à une tante écrivaine et féministe, un oncle peintre… et l’internet. Son visage, certes ingrat mais très énigmatique, suscite
des récits un peu surréalistes,
des intrigues policières et des
questionnements multiples dans la blogosphère. Isaure a pris sa revanche et n'a pas fini de faire parler d'elle.