Notre espèce est entrée, tête baissée, dans la dernière phase de sa civilisation, celle où l’outil-roi a remplacé les idées qu’il était -en théorie- seulement censé véhiculer.
Fascinés, aveuglés par les incroyables performances des nouvelles technologies, nous pensons de moins en moins au sens de nos projets, aux idées qui les sous-tendent et aux conséquences qu’ils pourraient avoir, et de plus en plus aux moyens qui nous serviront à les répandre au plus vite et à les faire connaître au plus grand nombre. Le souci du «comment» a remplacé celui du «quoi» et du «pourquoi». Comparées aux stupéfiantes nouveautés offertes à un rhythme toujours plus vertigineux, les idées battent de l’aile et perdent du terrain, au point de paraître chaque jour un peu plus poussiéreuses, has been... ennuyeuses. On se demanderait presque de quoi il s’agit : c’est quoi, au juste, une idée ?
Le nouvel étalon pour évaluer l’intelligence d’une personne? Sa capacité à s’adapter à l’outil informatique et en maîtriser toutes les applications. Mais où est donc passé l’intellectuel du siècle dernier, l’uomo di pensiero (l'homme qui pense) comme l’appelait mon cher Alberto Savinio ? Ce bon pépère qui le soir, entre chien et loup, enfourchait sa bicyclette pour aller remuer son corps ankylosé par trop d’immobilité et détendre ses neurones fatigués par trop d’activité, et pédalait allègrement en regardant et en écoutant la vie du dehors pulser autour de lui, sans écran ni oreillettes pour lui tenir compagnie? Cet homme-là (ou cette femme) appartient à une espèce pratiquement disparue: autant dire que c’est déjà un fossile. Certes, le penseur de Savinio avait une relation étroite avec sa machine à écrire -et avec sa bicyclette- au point de leur attribuer d'étranges pouvoirs … Mais toutes deux restaient au service de la seule chose qui comptait : ce qui se passait dans sa tête.
Aujourd’hui l’outil intelligent a remplacé l’homme qui pensait. Le serviteur a pris la place du maître et nous savons comment finit ce genre d'histoire. Les seuls qui aujourd’hui nous parlent de leurs «idées» -avec l’espoir de nous les imposer- ceux-là devraient nous inspirer la plus grande méfiance. De profundis, idee…?
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