« Hosni Moubarak quitte le pouvoir, l'Egypte exulte » titre Le Monde. « Il faut "aller vers un gouvernement civil et démocratique en Egypte », a doctement déclaré le premier ministre britannique David Cameron. « La vie recommence pour nous », déclare l'opposant Mohamed El Baradei. Angela Merkel et Barack Obama saluent un "changement historique » etc etc…
L’enthousiasme et l’espoir exprimés dans tous les médias occidentaux à propos des révolutions arabes est certainement justifié, vu l’autorité des auteurs. Pourtant ils me paraissent un peu naïfs, à moi qui ne suis ni historienne ni politologue et n’ai jamais visité les pays en question, si ce n’est à l’occasion de courtes vacances.
Personne ne semble avoir pensé à ce qui apparaît comme l’évidence même : qu’il en va des nations comme des individus et qu’un dictateur fait pour son pays ce qu’un « padre padrone » fait à ses enfants : en le maintenant dans un état de passivité et de dépendance, il le détruit psychiquement. Les individus longtemps soumis au pouvoir brutal et arbitraire d’un père tyrannique auront beaucoup de mal, après la mort de ce dernier, à devenir de véritables adultes, libres de penser et d’agir de façon autonome. De la même façon, les populations qui ont subi des régimes dictatoriaux et corrompus auront besoin de beaucoup de temps pour effacer les stigmates de leur servitude, commencer à se penser en tant que citoyens libres et égaux, et se doter d’une véritable structure démocratique.
La démocratie est le régime politique des États arrivés au stade adulte, alors que les dictateurs et les tyrans ont toujours assis leur pouvoir sur l'infantilisation de leurs victimes. La raison en est simple : au niveau individuel ou national, on ne peut dominer et exploiter durablement que ceux qui ont perdu (ou pire, n’ont jamais eu) toute capacité de jugement et toute pensée critique, et sont par conséquent incapables de se doter des outils nécessaires à leur émancipation.
Quand je lis et entends que la Tunisie a tout ce qu’il faut pour devenir un pays véritablement démocratique (éducation, statut des femmes, absence de clergé etc.), mes yeux s’écarquillent : parle-t-on du pays qui est resté pendant vingt et un ans sous la férule du même tyran, élu président de la République en 1989 avec 99,27 des voix ? Et qui en octobre 2009, pour sa cinquième réélection, est passé pour la première fois sous la barre des 90%, n’obtenant « que » 89,62 % des voix ?
Quant à l'Égypte, qui ce soir exulte d'avoir réussi à faire tomber son vieux despote, saura-t-elle se donner les moyens de passer de la condition de peuple bafoué et opprimé à celle de démocratie moderne? De combien de temps ce pays qui a a subi la dictature pendant soixante ans aura-t-il besoin pour pouvoir s’autoriser à prendre son destin en main ? Et comment s'y prendra-t-il, durant l'inévitable processus de maturation et d'apprentissage, pour se protéger d’autres prédateurs, d'autres manipulateurs, d’autres tyrannies ?
En Italie, où depuis dix-sept ans sévit une autre forme de dictature, les rares cerveaux pensants qui ont survécu au processus de lobotomisation qui a frappé la population prévoient qu’une fois expulsé « Burlesconi », il faudra au moins une génération -peut-être plus- pour que le pays sorte de la narcose dans laquelle il s’est laissé sombrer, et redevienne une démocratie digne de ce nom. Que dire de l'Égypte?
On entend de toutes parts qu’Internet a changé la donne. Mais si la Toile a contribué à mobiliser des foules impressionnantes, elle n’a certes pas le pouvoir de métamorphoser, en un coup de baguette magique, une nation asservie et infantilisée en un État adulte capable s’autodéterminer.
Curieusement, l’aspect psychologique de ces très fascinantes et très inquiétantes révolutions arabes semble avoir échappé à tout le monde. Personne, à ma connaissance, ne s'est encore interrogé sur la mutilation des esprits qui frappe tous les individus et toutes les nations qui ont subi une tyrannie.
Décidément, ce pauvre Dr Freud n'en a pas fini de se retourner dans sa tombe...